Situation
Je viens de proposer la réalisation d’une prothèse amovible totale à ma patiente de 53 ans, qui, après avoir écouté mes explications, me demande sans détour si l’appareil gênera la relation intime avec son partenaire.Je suis un professionnel médical et toutes les interrogations de mes patients méritent d’être abordées sans tabou. Mais comment leur répondre sans risquer de heurterla confidence et la confiance ? Comment aborder ce sujet sans être provocateur, dans une relation fondée sur des règles éthiques ? Quelles informations et quels conseils comportementaux puis-je donner à mes patients dans le cadre de soins dentaires pour les mettre en garde sur des pratiques à risques ?Je sais que la réussite d’un traitement dentaire passe par la satisfaction esthétique et fonctionnelle de ma patiente, mais en cas d’insatisfaction et de conflit avec un patient, un expert évaluerait aussi le préjudice sexuel de ma patiente.
Réflexions du Docteur Manon Bestaux
Membre titulaire du Conseil Départemental de l’Ordre des chirurgiens-dentistes de Seine-Maritime (CDO76), Membre titulaire du Conseil Régional de l’Ordre des chirurgiens-dentistes de Haute-Normandie, Chargée de cours de Sexologie et Santé publique à l’École de Sages-femmes de Rouen
Une éthique appartient à une époque et chaque époque produit son éthique.
En 2002, l’Organisation Mondiale de la Santé(OMS) définit un nouveau concept, la santé sexuelle : « La santé sexuelle est un état de bien-être physique, mental et social dans le domaine de la sexualité. Elle requiert une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, ainsi que la possibilité d’avoir des expériences sexuelles qui soient sources de plaisir et sans risque, libres de toute coercition, discrimination ou violence. »
Ainsi, la parole se libère sur des sujets qui n’auraient pas été imaginables hier dans le domaine de la santépublique, dont le chirurgien-dentiste est un acteur à part entière. Il doit dès lors faire une nouvelle lecture de son exercice, car il peut être confronté à des interrogations de ses patients auxquelles il n’a pas été préparé, faute de formation adaptée. La dimension sexuée de nos actes n’est pas évidente pour tous.
L’Institut National de Prévention et d’Éducation pour la Santé (INPES) rajoute : « La sexualité est influencée par des facteurs biologiques, psychologiques, sociaux, économiques, politiques, culturels, éthiques, juridiques, historiques, religieux et spirituels. » Chacun possède ses limites personnelles de connaissance, et de tolérance. La prudence s’impose, car le praticien ne peut mettre en avant ses certitudes, même dans le cas où il suppose un comportement à risque. Il y a tant de pratiques sexuelles différentes que, dans un cabinet dentaire, empathie vaut mieux que critères dogmatiques. En cas de doute, l’attituderesponsable est de se référer à des professionnelscompétents.
Pour finir, en 2005, dans les enjeux de santé publique, la Direction Générale de la Santé incite à « reconnaître le plaisir sexuel comme composante du bien-être ». Reprenant Freud et l’oralité de l’enfant, il faut admettre que la bouche est le premier organe érotique de l’adulte.
Néanmoins, à la différence du psychologue, nouspénétrons « vraiment » et nos actes sont hautement symboliques. Ce qui se passe là-dedans, dans cette intimité-là, a inévitablement une incidence dans la vie relationnelle et amoureuse du patient. Lui redonner son sourire, le vrai, cette première expression faciale de toute rencontre humaine, doit être notre credo.
La question posée par cette patiente inquiète peut être exprimée grâce à la confiance qui s’est installée avec son praticien. L’écoute, la bienveillance, sont des qualités humanistes qui magnifient l’alliance thérapeutique indispensable à la pérennité de nos traitements. Les mots clés sont respect et consentement. Le secret professionnel nous autorise àentendre l’intime, mais notre thérapie doit être dirigée par l’humilité. Et pour répondre à cette patiente, je formulerai ma pudeur ainsi : « La relation intime que vous m’évoquez vous appartient. Je suis chirurgien-dentiste… et non pas sexologue. Je peux vous adresser à un professionnel de santé susceptible de répondre à votre interrogation. »
Réflexions de Catherine Roux-Krespine
Psychanalyste
Avant de répondre de façon précise à cette question, il me semble, en tant que psychanalyste, que les praticiens devraient se fixer pour règle générale d’éviter le thème de la sexualité avec leurs patients, et ce, non pas parce qu’il s’agirait d’un sujet tabou, mais parce qu’il se situe a priori au-delà des recommandations et des explications techniques qu’ils doivent à leurs patients. Sauf, bien entendu, si l’interaction entre les soins dentaires et les pratiques à risques nécessite des mises en gardes précises.
De plus, comme la sexualité est un sujet délicat, il ne me paraît pas possible d’aller au-devant de ce type de questions en l’absence de demande du patient,sans prendre le risque de porteratteinte à sa vie privée ou de heurter son éventuelle pudeur. C’estd’autant plus important dans le cas de soins dentaires,que la pratique du chirurgien-dentiste entraîne de facto une intrusion corporelle qu’il ne conviendraitpas de doubler d’une intrusionpsychique.
En revanche, si le patient, comme dans le cas qui est exposé, aborde lui-même la question, il convient de suivre pas-à-pas sa demande, et non de la précéder. Par exemple, il s’agit ici de faire préciser sa demande à cette patiente par une phrase du type : « De quelle relation intime parlez-vous ? », et ce, sans lui suggérer la nature de la relation en lui faisant la liste exhaustive de toutes les pratiques sexuelles possibles et imaginables. Car autant il est possible que les questions posées par un praticien soient taboues, autant ses réponses ne peuvent pas l’être.
Enfin, si l’on veut évoquer le risque de conflit avec un patient, pourquoi ne pas évoquer celui que l’on encoure en allant trop loin sur le sujet de son intimité ?
Quant à l’expert nommé pour déterminer le préjudice sexuel subi par un patient qui se déclare victime d’un accident, d’une erreur ou de la faute d’un chirurgien-dentiste, il a une liberté plus grande que le praticien traitant pour aborder ce sujet, puisqu’il agit alors dans le cadre strict d’une mission confiée, dont le patient (victime) est demandeur. Il me paraît néanmoins nécessaire qu’il prévienne le patient qu’il va être amené, dans le cadre de cette mission, à lui poser des questions délicates, et qu’il lui demande s’il souhaite que son entourage assiste ou non à l’entretien.
Mais l’expert chirurgien-dentiste doit s’en tenir à ce que dit le patient sans lui poser des questions susceptibles de l’inquiéter sur des risques qu’il n’encourrait pas. Si le patient dit subir un préjudice sexuel à la suite d’un traitement dentaire qui ouvre la voie à plus d’investigations, peut-être faut-il alors proposer la nomination d’un professionnel qualifié et reconnu, sapiteur.
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